Depuis que j’enseigne dans des écoles à pédagogies actives, la question qui m’est le plus posée n’est plus « Le latin, ça s’enseigne encore ?« , mais bien « Pédagogie active, ça change quoi ?« .
Tout le monde connait Freinet ou Decroly pour citer les plus célèbres mais, au-delà de la théorie, que trouve-t-on sur le terrain ? Les idées reçues et les clichés sont nombreux, d’une supposée liberté totale laissée aux élèves à l’improvisation constante dans laquelle vivrait l’enseignant, en passant par l’omniprésence du travail de groupe qui impliquerait de ne travailler qu’en îlots ou même, plus prosaïque, l’élève toujours en mouvement puisqu’il doit être « actif ».
« L’élève au centre des apprentissages » est une phrase surannée qui engrange finalement peu de sens.
Sachant que chaque école à pédagogie(s) active(s) est différente, surtout dans l’enseignement secondaire, ceci ne reflète jamais que mon expérience et mon ressenti personnels, mais il me semble pouvoir dégager quelques incontournables.
L’ancrage de l’apprentissage dans le vécu de l’élève est l’une des pierres angulaires des pédagogies actives.
Trop souvent, les apprentissages sont déconnectés de la réalité, purement théoriques, ce qui les prive de sens. La question du « pourquoi apprend-on cela ? » ne reçoit qu’une réponse implicite, quand il ne s’agit pas carrément d’une réponse pragmatique liée aux programmes légaux à suivre.
Les pédagogies actives ne font pas l’impasse sur les programmes, mais elles les abordent différemment, au gré des différentes voies d’accès qui lui sont offertes.
En se basant sur l’environnement proche de l’élève, sur ce qu’il est, sur ce qu’il vit, l’enseignant fait émerger des questions qui réclameront pour y répondre d’aborder des points du programme.
Cela peut paraître très abstrait, voire même hasardeux, mais c’est là négliger la curiosité naturelle de l’enfant.
Pour exemple dans mon école actuelle, la première année démarre par une excursion dans le quartier où se situe l’école. Lors du premier cours de culture antique, ils sont invités à énumérer ce qui leur semble être lié à l’Antiquité et le nombre d’interventions et de questionnements qui en découlent permet de nourrir des semaines entières de cours :
- Définition de l’Antiquité
- En reste-t-il des traces ? Directes ? Indirectes ?
- Le mot « forum » sur cet espace est-il bien latin ?
- Les lettres SPQM sur la maison communale ont-elles un lien avec le SPQR dans Astérix ?
- Y avait-il déjà des églises dans l’Antiquité ?
- Etc !
Une autre pierre angulaire des pédagogies actives est la systématisation d’un processus d’apprentissage qui ira systématiquement du concret (de l’observation, de la manipulation, de ce qui est déjà connu) vers l’abstrait (la théorie).
Il n’existe pas d’apprentissage qui ne fasse référence à ce que l’enfant a pu observer au préalable. C’est de ce concept que naît parfois une dérive dans les écoles actives : les élèves se retrouvent tout le temps en sortie. Dérive tout à fait évitable pour peur que l’on crée les espaces pour générer une véritable interdisciplinarité.
Rien ne vaut la manipulation, le tâtonnement, l’accès au savoir par l’essai/erreur, processus sacro-saint des pédagogies actives qui font de l’erreur la meilleure façon d’avancer et d’évoluer.
Concrètement, je n’hésite pas à démarrer mon tout premier cours de latin par un texte latin d’une demi-page sur lequel les élèves passeront une heure de cours (d’abord seuls, puis en petits groupes). Une seule consigne : observez !
À l’issue du cours, nous mettons les observations en commun et voyons les hypothèses qui émergent sur le fonctionnement de la langue. De quels outils ont-ils besoin pour vérifier leurs hypothèses ?
L’heure suivante, les demandes des élèves portent généralement sur la traduction du texte et son vocabulaire. Nouvelles observations. Certains hypothèses sont validées, d’autres naissent.
Cette mise en commun s’avère généralement déjà très riche :
- L’ordre des mots n’est pas le même
- La terminaison des mots changent entre le vocabulaire et le texte et certaines terminaisons identiques reviennent souvent
- Les mots sont présentés en plusieurs formes dans le vocabulaire (certains voient même déjà un lien entre nombre de formes et natures)
- Telle terminaison de verbe revient à chaque fois à la 3e personne su singulier
- …
Les observations sont là. L’envie de les comprendre aussi. Les bases de la langue latine sont jetées.
L’interdisciplinarité est un corollaire des deux points précédents :
- si l’on veut s’ancrer dans la réalité, il faut aborder les questions comme elles se présentent dans la « vraie vie », c’est-à-dire sans un cloisonnement artificiel entre différentes disciplines
- si l’on veut que les élèves puissent profiter d’observations concrètes sur lesquels baser leurs apprentissages sans démultiplier les sorties, il faut se coordonner avec ses collègues pour leur offrir les sorties aux observations les plus interdisciplinaires possibles
Au-delà de ces considérations, il est reconnu que l’apprentissage le plus solide est celui qui est tissé de multiples liens et points d’ancrage. On ne retient rien aussi bien que ce qu’on a associé à d’autres choses que l’on connaissait déjà.
Aussi, en faisant le choix de l’interdisciplinarité malgré toutes les difficultés techniques que cela peut engranger dans l’enseignement secondaire, les pédagogies actives font le pari de savoirs mieux intégrés parce que répétés de disciplines en disciplines sous des prismes toujours différents.
Concrètement, s’il est évident que je collabore assez naturellement avec le professeur de français ou d’histoire-géographie de mes classes (est-il besoin d’exemples ?), les collaborations avec les enseignants d’autres matières n’en sont pas moins porteuses.
- Leçon sur les noms scientifiques du vivant liée au cours de biologie pour la conception d’un herbier
- Sur l’origine des noms des éléments du tableau périodique pour la chimie
- Réalisation de mélanges médicinaux proposés par Pline durant le cours de physique
- Initiation à la philosophie antique et à Pythagore tandis que son triangle est étudié en mathématique
- Analyse de mosaïques antiques pendant que cette pratique est expérimentée au sein du cours d’art
- …
Je simplifie ici pour une meilleure lisibilité, mais de mêmes chapitres sont régulièrement abordés par cinq ou six cours.
Je travaille actuellement sur le sujet du commerce éthique qui émerge après avoir visité un magasin Oxfam situé à deux minutes de l’école, j’aborde la question de l’esclavage antique qui est comparé en sciences sociales avec la notion moderne d’esclavage et de droits de l’homme (ce qui mènera à un débat en cours de philosophie) ; le cours de français analyse un documentaire et des textes sur le sujet pour produire des affiches de sensibilisation qui seront composées en cours d’art ; le cours de mathématiques s’empare des nombreuses statistiques sur le sujet ; celui d’histoire-géographie évoque le commerce triangulaire et les différents parcours possibles d’un produit en commerce équitable ou non ; etc.
Cette volonté affichée de développer autant que possible l’autonomie des élèves (et par conséquent d’organiser une différenciation en classe) dans le processus d’apprentissage est peut-être celle qui génère le plus d’a priori. L’autonomie de l’enfant n’est pas sa liberté totale, au contraire, c’est bien dans les écoles actives que j’ai connu les environnements les plus cadrants pour les élèves, pédagogiquement et disciplinairement parlant.
Cette autonomie se manifeste de bien des façons (voir par exemple la page sur le travail autonome), mais elle est systématique dans la place laissée à la recherche.
En effet, amener les élèves à rechercher par eux-mêmes les réponses aux questions qu’ils se posent permet de développer à la fois son autonomie dans l’accès au savoir, mais aussi d’opérer une réelle différenciation entre les élèves d’une classe, chacun développant (ou plutôt cherchant à développer, et c’est là que l’enseignant occupe pleinement sa fonction) ses propres manières d’accéder à la réponse.
La recherche, bien qu’elle soit un processus particulièrement long à réellement acquérir, est le moyen le plus sûr de former réellement les citoyens responsables que l’école annonce vouloir émanciper.
Si un individu ne peut accéder seul à un savoir fiable et pertinent, il restera en proie aux nombreuses tentatives de manipulation du monde qui l’entourent, avec des conséquences systématiquement malheureuses.
Par ailleurs, le processus de recherche étant forcément accompagné d’une phase de communication des résultats, c’est tout un travail essentiel sur la prise de parole qui peut être développé à chaque nouvelle recherche proposée.
Le monde de l’enseignement est généralement divisé en deux phases : des phases d’apprentissage et d’autres d’évaluation. L’enfant doit être, à un moment précis de la journée et du calendrier, tout entier consacré à son évaluation.
S’il est malade, qu’il s’est disputé avec ses amis à la récréation qui précède ou que de lourdes nouvelles agitent sa famille, cela n’y changera rien : c’est à cet instant précis qu’il doit être performant et montrer ce qu’il a appris et retenu durant les phases d’apprentissages.
Qui plus est sous une forme qui relève quasi systématiquement du même processus d’évaluation : la compréhension de consignes écrites et la capacité à formuler une réponse dans un français correct. Le constat est répété à chaque évaluation externe : on constate surtout un problème de compréhension des consignes.
L’évaluation continue portée par les pédagogies actives refuse cet état de fait en ne dissociant pas l’apprentissage de son évaluation. Pour caricaturer : tout est évaluable. Un brouillon de texte, des exercices faits en classe, une réflexion pertinente en classe, tout peut démontrer d’un certain degré d’acquisition des compétences.
Dans cette optique, toute production peut mener à un regard de l’enseignant dont la fonction primordiale dans ce processus sera d’amener des pistes d’amélioration selon le profil de l’élève concerné.
C’est pour cette raison que tant d’écoles actives se refusent à l’utilisation de points pour l’évaluation : ceux-ci n’apportent qu’un jugement (à l’objectivité d’ailleurs souvent remise en question) sans offrir à l’élève un diagnostic clair sur ce qu’il peut mettre en place pour combler ses lacunes.
Lors d’une évaluation, c’est le commentaire qui doit avoir du poids, c’est lui qui doit guider l’élève sur la voie d’une véritable progression pour ne pas rester dans un constat superficiel qui se contente souvent de souligner l’appartenance ou non de la famille à un milieu ancré dans la culture de l’écrit et emprunt des codes de l’école.
Concrètement, les langues anciennes sont certainement l’un des cours les plus faciles à intégrer dans un enseignement actif tant les contenus du cours sont déjà en eux-mêmes interdisciplinaires et tant les résurgences modernes de cette Antiquité ont omniprésentes.
Par ailleurs, ce statut de cours à option pousse les enseignants à rivaliser d’ingéniosité pour rendre leur cours plus attractif, plus ludique et inévitablement plus actif.
En somme, dans le cadre des langues anciennes, ce n’est pas vraiment le contenu du cours qui doit se plier à une nouvelle pédagogie mais uniquement l’enseignant qui doit revoir sa posture dans la transmission de ce contenu.